Parmi les mystères les plus troublants de la condition humaine, il en est un qui passe souvent inaperçu : de nombreuses personnes vivent sans réel sens du soi. Sans que rien ne les distingue à première vue, elles errent dans l’existence avec une incertitude profonde quant à leur identité, leurs goûts, leurs désirs, leurs convictions.
Elles ne se demandent pas : “Qu’est-ce que j’aime ?” mais plutôt : “Que suis-je censé aimer ?” Non pas : “Qu’est-ce que je trouve drôle ?” mais : “Quand faut-il rire ?” Leur rapport au monde est traversé d’interrogations silencieuses, étouffées, mais incessantes : Qui dois-je être ? Que faut-il penser ? Qui faut-il approuver ?
Ces êmes incertaines sont souvent le fruit d’enfances particulièrement dévitalisantes, où leur individualité n’a jamais été accueillie, explorée ou valorisée. Leurs parents, souvent centrés sur eux-mêmes, n’ont jamais pris le temps de descendre à leur niveau pour leur demander : Qui es-tu ? Qu’aimes-tu ? Qu’est-ce qui te fait vibrer, réagir, t’émerveiller ? Au lieu de cela, ces enfants ont appris que survivre signifie se conformer, obéir, adopter des choix dictés par autrui.
Ils ont ainsi construit leur identité comme un vêtement emprunté : une façade polie, adaptée, jamais habitée. Leurs goûts sont les vôtres. Leur manière de penser reflète celle du dernier interlocuteur influent. Leur prétendue assurance cache un abîme : ils ne savent pas qui ils sont.
Et pourtant, ils peuvent être charmants, brillants, fascinants. Leur capacité à deviner ce que vous attendez, à adopter vos passions, à épouser votre univers peut donner l’illusion d’une harmonie parfaite. Mais leur docilité est le masque d’un dépouillement profond. Car nul ne renonce à soi sans révolte silencieuse.
Un jour, cette adaptation permanente devient insupportable. Un emploi, un nouvel entourage, un bouleversement… et la brume change de direction. Ce partenaire si complice commence à vous juger. Il se détourne, s’agace, se sent étouffé. Ce qu’il vous reproche ? Ce qu’il avait réclamé. Il dit : “Tu m’as contrôlé.” Mais il veut dire : “Je me suis abandonné à toi, et maintenant je ne sais plus qui je suis.”
Sa colère est réelle, mais mal dirigée. Il ne se souvient plus que le premier à lui avoir refusé une identité, ce n’est pas vous, mais un parent qui l’a étouffé de normes, de règles, d’attentes. Il confond amour et domination, approbation et trahison de soi.
Le drame est que vous étiez peut-être justement la bonne personne pour lui. Mais il ne savait pas qui il était assez solidement pour vous choisir en conscience.
Alors que faire face à une personne qui n’a jamais pu se connaître ? Offrir ce qu’on ne lui a jamais donné : une curiosité patiente, une bienveillance sans condition. Ne pas imposer ses vues. Ne pas chercher à être un nouveau modèle à copier. Mais tenir la main de celui ou celle qui, pour la première fois, pourrait entamer un véritable voyage vers soi.
Et si l’on est soi-même de ceux qui se reconnaissent dans ce portrait ? Alors peut-être faut-il s’arrêter. Se demander, loin du bruit du monde : Qu’est-ce que j’aime vraiment ? Qu’est-ce que je pense, moi, quand personne ne m’observe ? Il est encore temps de se découvrir. Car le soi n’est pas une essence fixe à trouver, mais un élan à nourrir, un territoire à explorer, une voix qu’on a enfin le droit d’écouter.